"Allah est grand, mais attache bien ton chameau au piquet......"
 
Ce petit proverbe soufi, tiré des aventures de Nasreddine Hodja*, m’a souvent amusée, éclairée dans le passé. Aujourd’hui je l’entends à nouveau dans la bouche de Christophe André* et il résonne pour moi de façon particulière avec l’étude des yoga-sutras que j’entreprends en formation.
 
" Allah est grand "....pose l’importance de la foi, pas seulement en un Dieu, mais dans tout ce qu’on entreprend. C’est le moteur de toute action. En pédagogie on parle de motivation. C’est savoir ce qu’on fait, pourquoi on le fait, être prêt à s’y engager, s’y tenir.
" Mais attache bien ton chameau au piquet ! "....revient à dire : Ne néglige pas pour autant l’aspect pragmatique des choses ! Prends les mesures concrètes nécessaires pour éviter la fuite de ton chameau, et bien des désagréments. 
Autrement dit, que ta conviction ne t’aveugle pas. Qu’elle ne t’éloigne pas des réalités ni ne te dédouane de tes responsabilités. Qu’elle ne te donne pas l’occasion de fuir, ni de te complaire dans une attitude éthérée qui te dispenserait d’agir.
 
Ce proverbe de sagesse pourrait se relier aux notions des Yoga-sutras suivants :
Abhyâsa/Vairâgya , pratique et détachement (I, 12)
Tapas, Svâdhyâya, Ishvara pranidhâna = Discipline, quête intérieure, abandon = les 3 composantes du kriyâ yoga, yoga de l’action (II, 1)
 
Abhyâsa, c’est "attache bien ton chameau au piquet". C’est la pratique, quotidienne, sans cesse renouvelée, avec constance, régularité, effort...Chaque jour tu attaches ton chameau au piquet, chaque jour tu accomplis les mêmes gestes sur ton tapis. Chaque jour tu renouvelles tapas, l’effort.
 
Ishvara pranidhâna, c’est "Allah est grand". C’est l’abandon au Seigneur, au divin en nous, à ce qui nous dépasse, nous transcende. Dans Ishvara pranidhâna on retrouve Vairâgya, le détachement, qui comme chacun sait, est davantage fait de lâcher-prise, d’abandon, que de recherche de maîtrise, de contrôle. Vairâgya c’est d’abord reconnaître et accepter sa vulnérabilité, sa faiblesse.
 
Tout est dans cette union des opposés, dans cette complémentarité des deux propositions réunies dans une même phrase : Allah est grand, mais attache bien ton chameau....Cette union est marquée dans le sutra I,12 par le bhyâm (avec, en même temps) : abhyâsa-vairâgya-bhyâm
 
En effet, Abhyâsa (la pratique) sans Vairâgya (le détachement), Tapas (l’effort) sans Ishvara pranidhâna (l’abandon à plus fort que soi), c’est une surenchère d’activité, un excès de volontarisme sans réflexion ni recul, une quête aveuglée de pouvoir sur soi et sur son corps. C’est aussi une non-acceptation de l’impermanence de toute manifestation de vie. Abhyâsa sans Vairâgia c’est aussi un manque d’humilité, parfois, dans le sens où l’on veut se croire plus fort qu’on est.
 
Mais Vairâgya sans Abhyâsa ou Ishvara pranidhâna sans tapas, c’est le risque d’une déconnexion par rapport à la réalité, d’un enfermement en soi-même, dans des principes, des idées, des dogmes, une religion, un système, un maître aussi parfois. C’est le danger de la fuite dans un au-delà idéalisé. Le yoga peut hélas devenir une forteresse qui isole du monde et de l’Autre.
 
"Allah est grand, mais attache bien ton chameau au piquet" ...
Place ta confiance et tes efforts dans le yoga, mais n’attend pas que ta pratique te réalise ou change ta vie à elle seule. Agis sans espérer les fruits de ton action. N’idéalise ni ton maître, ni ta pratique. N’utilise pas le yoga pour bâtir des murs autour de toi qui risquent de t’aveugler et d’étouffer ton moi profond. N’oublie jamais d’ancrer ta spiritualité dans le réel, dans le quotidien le plus ordinaire. Veille à rester vigilant devant la vie, chaque jour. Use de ton pouvoir de réflexion, de discernement : c’est svâdhyâya, la 3ème composante du yoga de l’action défini dans le sutra II,1. C’est l’élément qui vient tempérer les deux autres.
 
Voilà ce que Patanjali et Nasreddine m’ont soufflé ce matin à l’oreille....
Je le partage ici....Chacun en fait ce qu’il veut ! 
 

Catherine Filliot, 6 novembre 2016

 
 
*Nasreddine Hodja est un personnage loufoque et sage de la culture musulmane, prodiguant des enseignements absurdes et ingénieux. Il aurait vécu en Turquie au 13ème siècle.
* Christophe André, psychiatre français, auteur de nombreux livres sur la méditation et le bonheur.
 
 
 
Pour finir une petite histoire drôle, pour ne pas nous prendre au sérieux même et surtout quand on étudie Patanjali !
 
Un yogi très éclairé qui avait appris auprès des plus grands tombe dans un précipice mais par miracle parvient à s’accrocher à une branche et reste suspendu dans le vide. Il appelle :
"Au secours ! Quelqu’un pour m’aider !"
Du ciel qui se déchire, une lumière aveuglante inonde la terre. La voix puissante d’Ishvara résonne :
"Ne crains rien, je suis là ! Lâche cette branche et tu atteindras le samâdhi !!!"
Alors le type crie :
"Y’a vraiment personne d’autre ?"